Bertrand Conquéret : « Le développement durable est un sujet trop important pour être managé seul »
Par Guillaume Trecan | Le | Environnement
Le directeur des achats d’Henkel revient sur les ambitions de la société Together For Sustainability (TFS) qu’il a co-fondé avec une poignée de confrères de la chimie en 2010. TFS unit aujourd’hui 51 entreprises de la chimie dans le monde pour adresser d’une seule voix leurs exigences en matière de développement durable aux fournisseurs. Avec le directeur achats de Bayer, Thomas Udesen, Bertrand Conquéret a également fondé l’association The Sustainable Procurement Pledge en 2019 pour faire monter en compétences les achats responsables.
Quelle est l’idée fondatrice de l’alliance Together for sustainability ?
En 2010, le CEO d’Henkel m’a demandé de faire en sorte que notre base fournisseur soit alignée sur les principes du développement durable. A la même époque, en échangeant avec d’autres directeurs achats du secteur de la chimie, nous avons découvert que nous partagions tous ce sujet, qui est particulièrement sensible dans notre secteur. Les questions environnementales sont intimement liées à nos objectifs de qualité, nous nous devions donc de les prendre à bras le corps. Face à la nécessité d’agir, nous avons choisi de collaborer. L’ambition fondatrice de Together for sustainability (TFS), qui a émergé de cette discussion, était que l’audit et l’évaluation de l’un soient l’audit et l’évaluation de tous. Alors que nous réfléchissions à ce projet, nous avons rencontré Ecovadis qui était à l’époque une jeune startup et avec qui nous avons mis en place un partenariat sur les évaluations. En 2014, nous avons créé la société que nous avons positionnée à Bruxelles avec l’ambition d’agir partout dans le monde.
Nous avons fait en sorte que les acheteurs réalisent l’importance de ces informations dans leur prise de décision et les intègrent dans leurs processus d’achats
Avez-vous dû faire face à des réticences lorsque vous avez créé l’association ?
La première source de crainte était la complexité du projet et l’inconnu : comment s’organiser, mettre en place tous ces standards communs, mobiliser des auditeurs, engager nos fournisseurs, etc. Nous avons également eu beaucoup de défis à relever : la collaboration, la transparence, l’antitrust, la compliance… Nous avons fait en sorte que les acheteurs réalisent l’importance de ces informations dans leur prise de décision et les intègrent dans leurs processus d’achats, demander aux fournisseurs de payer, leur expliquer que c’est un prérequis pour faire du business.
D’autres questions se sont ensuite posées : comment associer de nouveaux membres et comment se développer. Nous avons vécu des étapes successives de maturité mais avec, à chaque fois, l’engagement de chacun des directeurs achats et de leurs équipes avec une énorme motivation. Pour être membre de TFS, il faut avoir atteint une note Ecovadis de 60 et les équipes de tous les membres doivent s’impliquer dans TFS.
Vous avez choisi de ne pas faire de la mesure de la performance RSE des fournisseurs un objet de différenciation concurrentiel. Mais qu’est-ce qui reste à la charge individuelle de chaque entreprise ?
Nous travaillons tous dans l’écosystème de la chimie. Nous sommes partenaires, clients, fournisseurs. Se doter d’un outil de conformité avec le développement durable fait partie de nos valeurs communes des attentes de nos clients et des consommateurs. C’est totalement intégré à la qualité de nos produits et de nos process.
TFS couvre les évaluations, les audits, aujourd’hui l’empreinte carbone du scope 3 et propose des programmes de développement pour nos fournisseurs
Tout ce qui touche ensuite la différenciation au niveau de chaque entreprise lui appartient. TFS couvre les évaluations, les audits, aujourd’hui l’empreinte carbone du scope 3 et propose des programmes de développement pour nos fournisseurs.
Que représente aujourd’hui TFS ?
Derrière TFS nous sommes 51 sociétés dans le monde. Nous travaillons en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, en Chine, au Japon, à Singapour, en Europe. Nous représentons un impact en termes d’achats de 500 milliards de dollars. Nous partageons 17 000 évaluations et 1 000 audits. Cela représente une grande masse de données travaillées collectivement qui nous permettent d’intégrer le développement durable dans l’innovation, la décision, le leadership et la formation des équipes. Le développement durable est un sujet trop important pour être managé seul. Grâce à TFS, nous avons par exemple pu gérer les exigences du German Supply Chain Act. Nous sommes malgré tout une association à but non lucratif de dix personnes, mais nous travaillons avec, en relai 250 personnes actives.
Grâce à TFS, la chaîne de valeur a changé
Comment mesurez-vous les progrès effectués en ce qui concerne la performance RSE de vos fournisseurs grâce à TFS ?
Les évaluations comme les audits se traduisent en actions correctives managées par chaque entreprise. Nous évaluons aussi dans quelle mesure ces évaluations conduisent à un progrès au niveau de notre notation RSE. Tous les ans, chaque membre définit des objectifs mesurés à un rythme trimestriel. Nous avons ainsi un tableau de bord qui permet de mesurer l’impact de Together, for Sustainability.
Grâce à TFS, la chaîne de valeur a changé. Nous partageons de la transparence et chacun essaie de progresser sur les différents critères qui sont mesurés. Cela participe à un effort de résilience, de qualité. TFS est une démarche de progrès continu. En posant le principe d’une évaluation pour tous et un audit pour tous, TFS nous permet aussi de concentrer nos efforts afin de gagner en impact et en qualité dans nos évaluations.
Quelle est la feuille de route pour l’association dans les prochaines années ?
Nous avons développé une méthodologie pour calculer l’empreinte carbone pour tous les produits que nous achetons dans la chimie. Cet outil est le fruit de 18 mois de travail effectué avec des partenaires tels que WCSBD (World Business Council for Sustainable Development) et Catena X. Depuis mars, nous avons développé une plateforme pour échanger nos données entre clients et fournisseurs de la chimie. Nous avons aussi développé une académie qui cumule 350 heures de formation en dix langues dans le monde entier pour les fournisseurs et les acheteurs. Plusieurs questions se posent maintenant pour l’avenir : sommes-nous capables de manager notre démarche au-delà de notre taille actuelle, jusqu’à 100 personnes, voire 200 ; devons-nous rester cantonnés à la chimie ? Comment répondre à tous nos objectifs demain tout en gardant le même niveau de qualité. Définir notre stratégie à l’horizon 2030 est un travail que nous avons lancé et que nous présenterons en juin.
Personne aujourd’hui ne peut travailler dans les Achats sans impacter son écosystème ou comprendre son écosystème
Vous avez également participé à la fondation de l’association The Sustainable Procurement Pledge, que vous présidez. Pouvez-vous nous la présenter ?
Cette association est issue d’une discussion en 2019 avec mon homologue de Bayer, Thomas Udesen, avec lequel nous avons imaginé un monde où toutes les entreprises travailleraient selon les principes de l’UN Global Compact et nous nous sommes dit « pourquoi pas ? ». Nous avons rédigé un plaidoyer que nous avons publié sur Linkedin qui a eu un fort écho. A partir de là, nous avons interrogé les gens pour savoir ce qui les empêche d’agir : c’est à la fois un manque de connaissances et d’« empowerment ». Nous avons donc décidé d’agir sur ces deux éléments en lançant des meetings en ligne avec des acteurs du développement durable du monde entier et des entreprises de toutes tailles. Nous avons créé un nouvel écosystème. C’est fondamental : personne aujourd’hui ne peut travailler dans les Achats sans impacter son écosystème ou comprendre son écosystème. Notre souhait : engager un million de personnes dans SPP pour être capables d’avoir un impact sur cette planète au niveau du climat, de l’économie circulaire et des droits humains. Nous voulons générer de l’innovation et créer des générations de talents dans les Achats.
Quels types d’initiatives The Sustainable Procurement Pledge peut-il promouvoir ?
SPP est plutôt une initiative individuelle de professionnels des achats, tandis que TFS est une initiative d’entreprises. SPP a pour objectif, d’une part, de permettre à l’intégralité de la profession achat d’avoir accès aux outils du développement durable et de contribuer à un effort collectif des différents écosystèmes dans lesquels nous opérons. L’association peut, d’autre part, porter des sujets communs que nous pourrions développer. Nous avons par exemple un chapter sur le scope3, un autre sur le packaging… chacun de ces sujets est pris en charge par des volontaires qui travaillent ensemble pour développer des outils.
Elvire Régnier et Fabien Biagi, co-présidents en France de The Sustainable Procurement Pledge
Présidente du cabinet de conseil Regenerative-Advisory, spécialisé dans la régénération des écosystèmes achats et fournisseurs, Elvire Régnier a pris la responsabilité de co-chairwoman du chapter France de Sustainable Procurement Pledge (SPP) en début d’année. Avec son co-chairman, Fabien Biagi, directeur achats du groupe familiale Odice, cette ancienne directrice achats passée par (General Mills, Colgate Palmolive, Bouygues Construction, Unilever…) programme une conférence en ligne par trimestre. « Les chapters de SPP organisent des événements en ligne qui ont vocation à apporter de la formation, des outils et de l’échange de bonnes pratiques et sur le les achats responsables », résume Elvire Régnier. Le 3 avril dernier, la première de ces conférences a vu Dominique Steiler, directeur de la chaire Unesco pour une culture de la paix économique débattre sur l’application de cette démarche aux politiques achats.