Accor : « La solution la plus vertueuse peut être la moins coûteuse sur le long terme »
Laurent Guiouiller, low carbon procurement Director du groupe Accor, nous détaille dans un entretien exceptionnel les contours de son programme d’engagement fournisseurs autour de la réduction de leurs émissions. Plus de 1 000 d’entre eux ont déjà été embarqués. Il interviendra sur l’atelier « Scope 3 : comment embarquer ses fournisseurs dans une stratégie ambitieuse ? », lors des HA ! Days - Achats responsables qui se tiendront les 4 et 5 mars prochains.

Dans quel contexte votre poste a-t-il été créé ?
Ma fonction a été créée en 2022, sous la responsabilité de la Direction Stratégie Achats et Achats Responsables. Cette création est intervenue un peu plus d’un an après qu’Accor a défini sa trajectoire de décarbonation, validée par l’initiative Science-Based Targets (SBTi).
Avec cet engagement ambitieux, la direction achats a dû se structurer pour aligner les objectifs du groupe avec les réalités de sa chaîne d’approvisionnement. L’enjeu était de traduire concrètement la stratégie climat d’Accor en actions opérationnelles au sein des achats, tout en accompagnant les fournisseurs et les hôtels dans cette transformation.
Est-ce au même moment que le groupe a déployé une politique et une stratégie d’achats responsables ?
La structuration de notre stratégie achats responsables est plus ancienne et s’est construite progressivement au fil des années. Notre « Charte Achats Responsables » en a constitué le premier pilier. Cette charte constitue la clé de voûte des relations commerciales durables entre Accor, ses fournisseurs et les hôtels. Elle définit les attentes d’Accor et des Achats vis-à-vis de leurs partenaires et est systématiquement intégrée aux contrats de référencement, garantissant ainsi un cadre d’engagement clair et structuré. Son respect tout au long de la vie du contrat est ensuite surveillé grâce à un Plan de Contrôle Fournisseurs.
Au-delà de la conformité de la chaîne d’approvisionnement référencée, l’équipe achats responsables s’assure de la coordination de la contribution des équipes Achats aux engagements du groupe sur des enjeux divers (suppression du plastique à usage unique, accompagnement des projets d’éco-labellisation des hôtels, etc.) ; de la décarbonation de la chaîne d’approvisionnement, qui s’impose aujourd’hui comme un axe stratégique prioritaire ; et enfin de l’accélération de la transformation de la chaîne d’approvisionnement, via des partenariats (Hospitality Alliance for Responsible Procurement), l’évolution de nos outils, la formation des équipes et des fournisseurs, etc.
Cette approche globale nous permet de construire des relations plus durables et responsables avec nos fournisseurs et d’accompagner efficacement les hôtels dans leur transition environnementale.
Astore : le levier achat stratégique du groupe Accor
Avec un volume d’affaires de plus de 3 milliards d’euros et plus de 4500 fournisseurs référencés à l’international, Astore est la centrale de référencement du groupe Accor. Partenaire privilégié des hôtels du réseau et ouverte à des établissements partenaires non-Accor (hôtels, restaurateurs, maisons de retraite, cliniques, golfs,…), elle déploie une offre complète couvrant l’ensemble du spectre de l’hospitalité : produits alimentaires, produits d’entretien, équipements techniques, mobilier et services professionnels.
Au-delà de cette mission principale, Astore gère aussi les achats indirects (technologies de l’information, communication, marketing et prestations intellectuelles) pour le compte des fonctions corporate du Groupe Accor.
Comment se décomposent les objectifs de décarbonation du groupe et son empreinte carbone ?
Accor s’est engagé sur une trajectoire climatique ambitieuse, alignée avec les recommandations du GIEC visant à limiter l’augmentation des températures à +1,5°C d’ici 2050. À plus court terme, nous avons défini des objectifs concrets de réduction des émissions en valeur absolue d’ici 2030 :
- Scopes 1 et 2 : réduction de 46 % des émissions directes et liées à l’énergie consommée par nos hôtels.
- Scope 3 : réduction de 28 %, incluant les émissions de la chaîne d’approvisionnement et d’autres activités indirectes.
L’empreinte carbone du groupe repose sur une année de référence 2019. L’énergie représente 75 % de cette empreinte, tandis que les Achats en constituent environ 25 %. Si la fonction achats joue un rôle clé dans la transition bas carbone, l’énergie reste le principal levier de réduction des émissions.
Atteindre nos objectifs climatiques est un défi de taille, notamment en raison de la complexité de notre modèle économique Asset Light (NDLR : explication dans l’encadré ci-dessous). Accor ne possède pas la majorité des hôtels qu’il exploite : le fonds de commerce est généralement détenu par des propriétaires franchisés ou qui nous confient le management de leur hôtel, tandis que les murs appartiennent à des sociétés foncières. Cette dissociation de la propriété hôtelière rend plus complexe le calcul de l’empreinte carbone et la mise en œuvre des actions de décarbonation.
L’un des principaux défis pour Accor est d’aligner l’ensemble des parties prenantes sur cette trajectoire de décarbonation.Il ne s’agit pas seulement de convaincre nos fournisseurs d’adopter une démarche de réduction des émissions, mais aussi de mobiliser les propriétaires d’hôtels pour qu’ils appliquent nos recommandations et investissent dans des solutions bas carbone. Sans leur engagement, nous ne pourrons atteindre nos ambitions climatiques.
Le modèle « Asset Light » d’Accor
Depuis 2017, Accor a transformé son modèle économique en séparant la propriété immobilière (regroupée dans AccorInvest) de l’exploitation hôtelière. En ouvrant le capital d’AccorInvest à des investisseurs externes en 2018, le groupe s’est recentré sur son métier d’opérateur hôtelier. Aujourd’hui, la quasi-totalité des hôtels du Groupe est exploitée en management ou en franchise. Dans ce modèle, la Direction des achats fonctionne comme une centrale de référencement optionnelle mais avantageuse, servant les hôtels Accor comme des établissements externes.
Quelles orientations avez-vous définies pour les atteindre ?
Sur les scopes 1 et 2, nous identifions des solutions permettant aux hôtels de réduire leur empreinte carbone, notamment en matière d’efficacité énergétique et d’achats d’énergies renouvelables. Certaines initiatives sont conçues pour être déployées à l’échelle mondiale via des fournisseurs stratégiques, afin d’offrir un cadre solide à l’ensemble du réseau. En parallèle, nous encourageons activement nos acheteurs régionaux à rechercher des solutions locales adaptées aux spécificités de chaque marché.
Sur le scope 3 et plus particulièrement notre chaîne d’approvisionnement, nous avons mis en place en 2023 un programme d’engagement destiné à inciter nos fournisseurs à réduire leurs émissions.
L’ensemble de nos acheteurs a été formé à la décarbonation.
Nous avons d’abord investi dans la montée en compétence de nos équipes : depuis plus d’un an, l’ensemble de nos acheteurs a été formé à la décarbonation. Nous avons ensuite organisé une série de webinaires à destination des fournisseurs, afin de leur donner de la visibilité sur nos attentes et sur la trajectoire que nous souhaitons suivre ensemble.
En 2024, nous avons franchi une étape clé en engageant directement nos fournisseurs dans un processus de collaboration one-to-one. Pour accélérer leur implication, nous avons intégré un objectif de décarbonation dans les bonus de nos acheteurs : 10 % de leur rémunération variable est désormais conditionnée à l’engagement des fournisseurs représentant 75 % de leur volume d’achats, soit près de 1 100 fournisseurs à l’échelle mondiale.
Notre stratégie, elle, repose sur trois piliers fondamentaux : Mesurer, Réduire et Promouvoir.
Quels en sont les contours ?
Nous avons choisi, dans un premier temps, de nous concentrer sur l’évaluation de la maturité carbone de nos fournisseurs afin de collaborer dans notre programme de décarbonation : nous avions rapidement constaté que nos fournisseurs n’étaient pas encore en mesure de nous fournir des données d’émission carbone à l’échelle des produits ou services, et nous-mêmes ne disposions pas d’outils digitaux adéquats pour collecter et analyser ces informations.
La mesure de la maturité carbone s’appuie sur la tenue de réunions d’onboarding carbone, lors desquelles nous présentons notre feuille de route et clarifions nos attentes. Pour structurer ces échanges, nous avons élaboré une scorecard d’évaluation de la maturité carbone, envoyée en amont aux fournisseurs pour auto-évaluation. Cette scorecard est ensuite analysée en réunion afin d’établir un diagnostic partagé et de mieux comprendre les actions mises en place par chaque fournisseur en matière de transition climatique.
Grâce à ces évaluations, nous avons pu élaborer des plans d’action individualisés et centraliser les données recueillies dans notre outil interne, le « Supply Chain Compliance Tracker ».
Nous avons encouragés nos fournisseurs les moins matures à calculer leur empreinte carbone et à établir un plan de réduction de leurs émissions, en les mettant en relation avec des consultants spécialisés si nécessaire
Cet outil nous permet de suivre les engagements des fournisseurs et de les inciter à accélérer leur transition. Par exemple, pour les moins matures, nous les avons encouragés à calculer leur empreinte carbone et à établir un plan de réduction des émissions, en les mettant en relation avec des consultants spécialisés si nécessaire. Pour les fournisseurs plus avancés, nous avons recommandé la validation de leurs objectifs par l’initiative SBTi et l’approfondissement de leurs analyses de cycle de vie des produits.
Enfin, à compter de 2025, nous avons prévu d’intensifier notre collaboration avec nos fournisseurs les plus matures, en nous concentrant sur la collecte de données primaires et l’identification d’offres bas carbone.
In fine, ce travail nous permet de mieux promouvoir les solutions éco-conçues disponibles sur le marché. Certains fournisseurs proposaient déjà des produits innovants à faible impact environnemental, mais ces offres n’étaient pas suffisamment mises en avant. Nous nous donnons pour objectif de leur donner plus de visibilité afin d’accélérer l’adoption de ces alternatives par nos hôtels.
Pouvez-vous nous présenter des offres bas carbone qui ont retenu votre attention ?
Nous avons repéré récemment un fournisseur de luminaires français qui proposait une V1 et une V2 d’un produit phare. La V2 était, de visu, similaire à la V1, mais elle embarque moins d’aluminium et surtout de l’aluminium recyclé ; l’abat-jour lui est biosourcé. Par ailleurs, ce luminaire éco-conçu embarque également des LED deuxième génération, moins énergivores et peut-être réparé plus facilement. C’est un exemple parmi d’autres. Notre ambition, pour 2025 et au-delà, est d’être capables de repérer, référencer et exposer des produits/services dits bas carbone sur notre marketplace.
En plus de convaincre vos fournisseurs, vous devez convaincre les hôtels de vous suivre. Comment vous y prenez-vous ?
Les fournisseurs qui présenteront les approches les plus avancées en matière de décarbonation bénéficieront d’une mise en avant spécifique par la direction des achats auprès des hôtels
La note de maturité carbone va jouer un rôle clé dans la promotion des fournisseurs vertueux. Ceux qui présenteront les approches les plus avancées en matière de décarbonation bénéficieront d’une mise en avant spécifique par la direction des achats auprès des hôtels. Nous nous appuierons sur des données mesurables (ACV, calculatrice carbone ou équivalent) ou dans certains cas sur des labels pour démontrer la valeur ajoutée de leurs solutions bas carbone.
À ce titre, nous développons des annuaires fournisseurs, qui permettront aux hôtels d’identifier des partenaires selon une catégorie donnée et de les filtrer en fonction de leur niveau de maturité environnementale. C’est un outil qui orientera les hôtels vers les fournisseurs les plus engagés, facilitant ainsi la transition vers des achats plus responsables.
Ces produits sont-ils nécessairement plus chers ?
Ils ne le sont pas systématiquement. Nous avons rencontré récemment un petit fournisseur français de lèves-lits, dispositif qui contribue à diminuer la pénibilité du travail des femmes de chambre, et ce dernier a retravaillé le design de son produit et revu ses procédés de soudures afin de réduire le poids de ses lèves-lits, les passant de 20 kg à 15kg. En réduisant le poids de produit de 25 % et en utilisant moins de métal, son produit s’en trouve largement décarboné mais aussi un peu moins cher.
Pour inciter les hôtels à choisir les options les moins émettrices en carbone, nous invitons aussi nos fournisseurs à présenter quand c’est possible leur solution à travers leur TCO et TCO2
Dans le cas où le produit dit décarboné est plus onéreux, nous le proposons à nos hôtels sous forme d’option et laissons le produit standard au catalogue. Pour inciter les hôtels à choisir les options les moins émettrices en carbone, nous invitons aussi nos fournisseurs à présenter quand c’est possible leur solution à travers leur TCO (coût total de possession) et TCO2 (coût total de possession intégrant l’impact environnemental) : un système plus cher à l’achat peut coûter finalement moins cher sur l’ensemble de sa durée de vie s’il permet d’économiser de l’énergie, de réduire la maintenance, d’allonger sa durée d’utilisation et d’éviter ce faisant des émissions de carbone.
Au global, la solution la plus vertueuse peut aussi être la moins couteuse sur le long terme
À titre d’illustration, les systèmes de climatisation basés sur des pompes à chaleur sont plus coûteux que les systèmes traditionnels en termes de capex. A priori, c’est évidemment plus lourd pour les hôtels, mais les systèmes fonctionnant à travers des pompes à chaleur permettent de réaliser des économies d’énergie et durent au moins aussi longtemps qu’un système traditionnel. Au global, la solution la plus vertueuse peut aussi être la moins coûteuse sur le long terme. Et les capex « verts » bénéficient souvent de meilleures conditions de financement voire de subventions ; les banques proposant des taux bonifiés pour des projets considérés comme plus vertueux.
En outre, certains investissements lourds en matière d’économie d’énergie peuvent être financés sous forme de Contrats de Performance Énergétiques (CPE). Il s’agit de contrats clés en main, assortis d’une garantie de résultats et d’un financement malin : les économies d’énergie réalisées financent ainsi intégralement les investissements.
Comment vos parties prenantes, clients, fournisseurs ou encore direction de la RSE, accueillent-ils vos efforts ?
Brune Poirson, Directrice développement durable du groupe, a impulsé un plan de marche clair et ambitieux en la matière, ouvrant de nombreux sujets : la décarbonation donc, mais aussi le zéro plastique ou l’éco-certification des hôtels qui constituent les principaux sujets du groupe en matière environnementale aujourd’hui.
Dans cette dynamique, la direction des achats se positionne comme un véritable business partner. Nous avons à cœur de ne pas fonctionner en vase clos, mais plutôt de nous inscrire dans une logique de collaboration étroite avec les directions opérationnelles. Notre objectif est d’être un allié stratégique pour les directions donneuses d’ordre et de faciliter la mise en œuvre des engagements du groupe.
Avec la direction RSE, mais aussi la direction technique, fortement impliquée dans les initiatives liées au développement durable, nous entretenons un dialogue permanent. Nous contribuons activement à alimenter leur feuille de route et bénéficions en retour de leurs orientations et expertises.
Sur le terrain, nous avons également la chance de pouvoir nous appuyer sur un réseau solide de relais locaux, issus des équipes achats, sustainability, opérations et marketing. Cette approche décentralisée nous permet d’adapter nos actions aux réalités de chaque marché et d’accélérer la transformation durable à tous les niveaux du groupe.
Près de trois ans après votre entrée en fonction, jugez-vous que la fonction achats est en mesure de faire bouger les lignes en matière de décarbonation ?
Nous n’en sommes encore qu’au début de l’histoire ! Le programme de décarbonation et d’engagement des fournisseurs que nous avons lancé constitue un plan de transformation ambitieux dont les fondations sont désormais solidement établies.
Nous avons déjà franchi des étapes importantes : une stratégie claire a été définie, nous avons développé des outils concrets pour sa mise en œuvre - processus optimisés, applications informatiques dédiées, référentiels méthodologiques et programmes de formation. Nous avons également fixé des indicateurs de performance, mis en place des tableaux de bord et initié des plans de décarbonation avec nos principaux fournisseurs.
Il nous reste aussi beaucoup à faire : les deux derniers axes de notre stratégie « Réduire » les émissions et « Promouvoir » les meilleures pratiques n’en sont qu’à leurs prémisses
Cependant, il nous reste aussi beaucoup à faire : les deux derniers axes de notre stratégie « Réduire » les émissions et « Promouvoir » les meilleures pratiques n’en sont qu’à leurs prémisses. À ce jour, nos principaux défis s’articulent autour de la donnée carbone. Nous devons parvenir à collecter des informations précises à l’échelle de chaque produit - des données qui soient à la fois mesurables, crédibles, vérifiables et comparables auprès de notre réseau de fournisseurs.
L’enjeu est double : d’une part, intégrer ces données dans nos processus d’appels d’offres et dans la gestion quotidienne de nos fournisseurs référencés, afin de réduire concrètement les émissions liées à nos achats ; et d’autre part, exploiter ces informations pour calculer avec précision notre propre bilan carbone, étape essentielle de notre démarche environnementale.
Parallèlement, nous devons faire évoluer nos systèmes digitaux pour faciliter l’échange et le stockage de ces données au niveau produit, tout en mettant en valeur les fournisseurs et solutions les plus vertueux auprès de nos hôtels. Un autre défi de taille, peut-être le plus important, concerne l’intégration complète des enjeux climatiques dans la gestion des catégories et dans le quotidien des acheteurs. Cela représente un véritable enjeu en termes de conduite du changement, nécessitant un accompagnement constant et une transformation des mentalités. Enfin, nous devrons probablement déployer des stratégies de collaboration et de co-développement sur certaines filières stratégiques, créant ainsi un écosystème favorable à l’innovation durable. La route est donc encore longue.