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Quand les solutions écologiques engendrent des conséquences indésirables

Par Guillaume Trecan | Le | Environnement

Chaque mois, la chronique d’Elvire Régnier, co-chairwoman du chapter France de The Sustainable Procurement Pledge, décrypte l’actualité des achats responsables. Notre chroniqueuse souligne cette fois, les paradoxes de la décarbonation. Bien que les innovations en matière de décarbonation semblent prometteuses, elles peuvent provoquer un effet domino délétère. Ce paradoxe démontre que les solutions écologiques, aussi bien intentionnées soient-elles, peuvent entraîner des conséquences négatives imprévues, rendant la mission de décarbonation extrêmement complexe et la communication qui l’accompagne périlleuse.

Quand les solutions écologiques engendrent des conséquences indésirables
Quand les solutions écologiques engendrent des conséquences indésirables

Alors que le monde cherche à se décarboner et à adopter des pratiques plus durables, il devient de plus en plus clair que même les innovations les plus prometteuses peuvent entraîner des conséquences imprévues et parfois néfastes. Cette situation donne tout son sens à l’expression « le revers de la médaille », car chaque solution envisagée comporte des risques sous-jacents, souvent difficiles à anticiper. Le secteur aérien, en particulier, illustre bien cette dynamique, où des progrès technologiques significatifs coexistent avec des effets négatifs inattendus.

L’amélioration des performances énergétiques : un progrès contrebalancé

Le secteur aérien a réalisé d’immenses progrès au cours des cinquante dernières années. Grâce aux avancées technologiques, la consommation d’énergie par passager a été réduite de manière spectaculaire, avec une baisse de 80 % par rapport aux niveaux d’il y a un demi-siècle. Cependant, ces baisses ont été largement contrebalancées par l’augmentation vertigineuse du trafic aérien, qui a été multiplié par treize durant la même période. En conséquence, les émissions de CO2 du secteur ont triplé, rendant ces avancées technologiques moins percutantes qu’elles n’auraient pu l’être si le volume de voyages n’avait pas connu une telle explosion.

Les efforts pour réduire les émissions de carbone doivent prendre en compte l’ensemble du système dans lequel ces technologies évoluent

Cette situation met en lumière une réalité économique et écologique complexe : même les progrès technologiques les plus importants peuvent être neutralisés par des facteurs économiques, comme l’augmentation de la demande. Ainsi, les efforts pour réduire les émissions de carbone ne se limitent pas à des innovations isolées, mais doivent prendre en compte l’ensemble du système dans lequel ces technologies évoluent.

Les carburants d’aviation durable : une alternative avec des limitations

Face à la pression croissante pour réduire son empreinte carbone, le secteur aérien s’est tourné vers les carburants d’aviation durable (CAD) pour répondre à la demande mondiale de décarbonation. Ces carburants incluent les agrocarburants, fabriqués à partir de matières premières comme les déchets agricoles, et le kérosène de synthèse, une solution prometteuse à long terme. Cependant, le kérosène de synthèse reste actuellement trop coûteux et non viable à court terme, poussant les compagnies aériennes à adopter les agrocarburants.

L’attractivité des agrocarburants réside dans le fait qu’ils peuvent être utilisés sans nécessiter de modifications importantes des moteurs d’avions, facilitant ainsi leur intégration dans le secteur. Néanmoins, ils présentent plusieurs limites sérieuses. Leur coût est jusqu’à huit fois plus élevé que celui du kérosène fossile, et leur production reste largement contrainte par la disponibilité limitée des matières premières. Les résidus agricoles et forestiers, qui servent à leur fabrication, sont des ressources limitées et difficiles à collecter, ce qui complexifie davantage la situation.

Cette utilisation des terres et des cultures contribue à l’augmentation des prix alimentaires et aggrave l’insécurité alimentaire mondiale

Les agrocarburants critiqués

Les agrocarburants, initialement perçus comme une solution écologique et durable, sont désormais critiqués ; À l’échelle mondiale, plus de 10 % de la production d’huiles végétales est consacrée à la production de carburants, une situation qui exacerbe la pression sur les marchés agricoles. Ce détournement de ressources alimentaires vers la production d’énergie a des conséquences directes sur la sécurité alimentaire. Dans un contexte où des centaines de millions de personnes souffrent de la faim, cette utilisation des terres et des cultures contribue à l’augmentation des prix alimentaires et aggrave l’insécurité alimentaire mondiale.

En outre, la demande croissante en agrocarburants génère l’accaparement des terres, en particulier dans les pays en développement. Les terres cultivables, qui servaient à nourrir les populations locales ou à stocker du carbone, sont désormais détournées pour répondre à la demande des marchés internationaux de carburants. Cette situation, en plus d’avoir des impacts environnementaux en termes de perte de biodiversité et d’émissions accrues de gaz à effet de serre, pose de graves questions sur les droits humains et la souveraineté alimentaire.

Des huiles de cuisson usagées dont le prix dépasse celui des huiles vierges

Les biocarburants de seconde génération, qui utilisent des déchets ou des résidus agricoles, sont souvent présentés comme une solution plus durable. Cependant, même ces carburants ne sont pas exempts de conséquences négatives. Par exemple, la demande accrue pour des huiles de cuisson usagées a provoqué une hausse de leur prix, dépassant celui des huiles alimentaires vierges, ce qui a un effet de distorsion sur les marchés.

Par ailleurs, leur impact positif sur le climat est souvent surestimé. Une étude de la Commission européenne en 2015 a révélé que certains agrocarburants, tels que ceux produits à partir de colza, de soja ou d’huile de palme, pouvaient en réalité émettre plus de gaz à effet de serre que les carburants fossiles, en raison des changements d’usage des sols. Ces transformations, qui convertissent des terres autrefois utilisées pour stocker du carbone en surfaces agricoles, aggravent les émissions de CO2 au lieu de les réduire.

La complexité des actions responsables : une mission ultra-complexe

Ces analyses montrent à quel point la mission confiée aux directions d’achat, souvent responsables de promouvoir des solutions durables, est complexe. Alors que les entreprises tentent de concilier objectifs environnementaux, économiques et sociaux, elles se retrouvent souvent confrontées à des dilemmes inattendus. Chaque action, même guidée par les meilleures intentions, peut entraîner des effets secondaires négatifs, qu’il s’agisse de hausses des prix alimentaires, de déplacements de populations, ou de dégradations environnementales.

Les innovations et les politiques doivent être évaluées non seulement en fonction de leurs bénéfices immédiats, mais aussi en tenant compte de leurs conséquences à long terme

Les acteurs économiques, et en particulier ceux impliqués dans des démarches de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), doivent donc faire preuve d’une grande prudence. Les innovations et les politiques doivent être évaluées non seulement en fonction de leurs bénéfices immédiats, mais aussi en tenant compte de leurs conséquences à long terme. De plus, la communication autour de ces actions doit rester humble, reconnaissant la complexité des enjeux et les risques d’effets indésirables.

Humilité et vigilance

En conclusion, bien que les efforts pour décarboner l’économie soient essentiels, ils doivent s’accompagner d’une réflexion approfondie sur les interconnexions entre les différents systèmes économiques, sociaux et environnementaux. Les solutions, aussi prometteuses soient-elles, peuvent avoir des conséquences inattendues, et il est crucial d’adopter une approche holistique, tenant compte des effets directs et indirects des innovations. L’humilité, la transparence et la vigilance doivent être au cœur des stratégies de décarbonation pour éviter que le remède ne devienne pire que le mal.

ENCADRE

The Sustainable Procurement Pledge organise sa prochaine conférence en ligne le 24 septembre à 12 h 30 sur le thème « Conseils d’Administrations et directions achats : un alignement nécessaire pour pivoter vers une économie durable ». L’intervenante de cet événement sera Monica de Virgiliis, chairwoman et board member de Georg Fischer.

Portrait

Elvire Régnier est co-chairwoman du chapter France de Sustainable Procurement Pledge. Elle a consacré sa carrière à la fonction achats, à des postes opérationnels et stratégiques. Ces dix dernières années l’ont amenée à occuper la fonction de CPO après avoir dirigé des programmes de transformation achat pour des groupes internationaux aux Etats-Unis et en Suisse. Senior Advisor du cabinet en stratégie Alix-Partners, ambassadrice de la chaire Unesco pour une culture de la paix économique, enseignante à l’Essec, elle siège au board de la scale up californienne en IA Craft.co. Elvire est la présidente-fondatrice du cabinet de conseil Regenerative-Advisory, pour la régénération des écosystèmes achats et fournisseurs.