Stratégie ha

Enedis : « La fonction achats devient un moteur puissant du changement de l’entreprise »

Par Mehdi Arhab | Le | Direction ha

En l’espace d’un temps réduit, Enedis a vu se dresser face à elle des défis de taille. Thierry Pagès, nouveau directeur des achats de la filiale d’EDF chargée de la gestion et de l’aménagement du réseau de distribution d’électricité, évoque avec nous, et sans détour, le rôle que doit jouer l’entreprise dans les territoires, dans le respect de la transition énergétique.

Thierry Pagès, directeur des achats d’Enedis - © D.R.
Thierry Pagès, directeur des achats d’Enedis - © D.R.

Pour quelles raisons avez-vous accepté de prendre la suite de Bertrand Pouilloux à la tête des Achats d’Enedis ?

Enedis est une entreprise en forte croissance et fait face à des défis industriels majeurs sur les quinze prochaines années, aussi bien en matière de développement économique des territoires que de réindustrialisation dans la reconquête d’une souveraineté européenne et d’insertion massive des énergies renouvelables (EnR) au réseau public de distribution, avec un niveau moyen estimé à 5 000 MW / an sur les prochaines années. Sans oublier tout ce qui a trait à la décarbonation de l’industrie et du transport, avec le raccordement de l’infrastructure de recharge au réseau public de distribution permettant d’accueillir 17 millions de véhicule électrique en 2035 ; à la décarbonation du bâti, avec des plans de rénovations à venir et l’augmentation massive des pompes à chaleur comme moyen de chauffage ; et, enfin, au transfert et développement de nouveaux usages, dont l’autoconsommation individuelle et collective.

Ces défis qu’Enedis doit relever sont extrêmement stimulants  ; ils nécessitent d’adapter nos organisations, d’adapter le réseau, de construire par anticipation de nouveaux postes sources, de sécuriser les compétences de la filière dans un contexte de tension sur les ressources, d’adapter notre politique industrielle et notre politique achats afin d’être au rendez-vous de la croissance et industrialiser ce qui ne l’est pas encore, dans un souci de performance et de soutenabilité financière.

La fonction achats devient, et j’en ai l’intime conviction, un moteur puissant du changement de l’entreprise et stratégique

Après presque onze années à avoir dirigé deux directions régionales, en Nouvelle Aquitaine et en Hauts de France, prendre la tête des Achats constitue un défi considérable qui va me permettre d’appréhender et de servir Enedis sous un angle différent, dans un contexte de croissance, dans un contexte où la dimension RSE doit être plus intégrée que jamais. La fonction achats devient, et j’en ai l’intime conviction, un moteur puissant du changement de l’entreprise et stratégique.

Quels sont les grands chiffres à retenir aux Achats et de quelle manière est agencée l’organisation ?

La direction des achats d’Enedis comprend un peu plus de 160 personnes et est responsable de l’animation de la filière du « Source to Pay », en lien quotidien avec de nombreuses parties prenantes internes et externes : métiers et projets nationaux, directions régionales, direction RSE, politique industrielle, direction juridique, les fournisseurs et prestataires de travaux.

Elle est structurée en quatre pôles, par grandes natures d’activités : le pôle d’achat matériel électrique centralisé à la maille nationale ; le pôle travaux qui travaille avec nos plateformes achats régionales ; le pôle d’achat informatique et télécoms (IT) ; et enfin le pôle d’achat tertiaire et prestations intellectuelles.

Le groupe a acheté, à titre d’information, pour 7,4 milliards d’euros en 2022, quand il ne signait « que » 3,6 milliards d’euros d’achats en 2019.

Nous pouvons en plus compter sur un niveau de digitalisation très élevé, symbolisé par un outil d’e-procurement, qui couvre la partie PtoP, développé en interne par le groupe (NDLR : EDF). Les montants d’achats sont significatifs. Le groupe a acheté, à titre d’information, pour 7,4 milliards d’euros en 2022, quand il ne signait « que » 3,6 milliards d’euros d’achats en 2019.

Enedis a communiqué à l’externe sur un programme d’investissement de 96 milliards d’euros d’investissement en capex entre 2022 et 2040. Comment la direction des achats s’organise-t-elle pour répondre à ces volumes et défis de taille que vous évoquiez ?

Toute l’entreprise s’est mise en ordre de marche pour satisfaire les ambitions de ce plan colossal et réussir la croissance en lien avec la filière des réseaux

Ce plan n’est bien entendu pas qu’une affaire de la direction des achats. Toute l’entreprise s’est mise en ordre de marche pour satisfaire les ambitions de ce plan colossal et réussir la croissance en lien avec la filière des réseaux. L’industrialisation s’impose comme un impératif. Aucun autre choix ne s’offre à nous. La sécurisation de ce plan d’investissement nécessite de l’anticipation pour sécuriser et adapter le tissu industriel et les compétences dont la filière aura besoin afin de soutenir cette croissance. J’ai tracé et partagé avec mes équipes quelques orientations clés pour réussir ce plan de croissance en donnant de la visibilité au panel : 

  • Modéliser à des mailles géographiques pertinentes de façon proactive les trajectoires prévisionnelles et plan de charge de besoins en matériel et travaux et les ressources associées. 
  • Questionner les options de politique industrielle « make or buy » activités / projets / programmes.
  • Adapter la gouvernance et le modèle des achats (séries de prix, achats individualisé, achats d’ouvrage) à des mailles géographiques pertinentes en fonction des choix de politique industrielle et des gains à amplifier.
  • Poursuivre l’adaptation du panel et le sécuriser sur des matériels critiques (postes DP, transfos, …) et poursuivre également la simplification et exploiter le potentiel des nouvelles technologies numériques. 
  • Élaborer une stratégie d’achats RSE par segment et embarquer nos parties prenantes : organisations professionnelles, fournisseurs, prestataires (notice APE) : cibles quantifiées et ambitieuses, en cohérence avec l’ambition RSE d’Enedis …

Derrière ces missions se cachent de nombreuses questions : quel sera le niveau d’externalisation des activités ? Quel niveau d’autonomie devons-nous offrir à l’entreprise ? Devons-nous augmenter la part de certains achats ? Le tissu industriel existe-t-il ou faut-il alors le faire émerger et le structurer ? Nos marchés sont-ils suffisamment calibrés et anticipés pour faire face à ces ambitions de croissance ?

Quelles sont vos réponses ?

Nous en apportons déjà quelques-unes. Sur ce dernier point, lié pour partie à la modélisation de notre plan de charge, nous tâchons par exemple de développer des marchés à plus longue durée, avec une part ferme et des années optionnelles, dès lors que cela fait sens, afin d’offrir davantage de visibilité à nos fournisseurs. Cela concerne plus spécifiquement nos achats industriels.

La visibilité sur notre programme d’investissements à long terme doit permettre aux fournisseurs de procéder aux investissements industriels et humains nécessaires pour nous accompagner sur la durée

Enedis est une entreprise très attractive, dont la visibilité sur notre programme d’investissements à long terme doit permettre aux fournisseurs de procéder aux investissements industriels et humains nécessaires pour nous accompagner sur la durée. Ils pourront ainsi mieux anticiper nos marchés et adapter leurs réponses au plus près des besoins. 

Sur le plan de l’autonomie à donner à l’entreprise, nous avons décidé d’externaliser une partie des travaux, en augmentant notamment la part d’achats d’ouvrage afin de réduire les interfaces et de renforcer le niveau de performance sur une chaîne de valeur plus étendue. Nous recherchons également des moyens d’optimiser et d’éviter certains facteurs de coût. Il n’est pas absurde d’imaginer que nous piloterons plus souvent des marchés à différentes mailles géographiques dès lors que cela fait sens. Dans certaines situations, nous avons, à mon sens, tout intérêt à travailler à l’échelle nationale voire à des mailles inter-régionales.

Nous devons renforcer nos compétences de prévision et de planification d’achats des matériels, afin que nos fournisseurs puissent adapter le capacitaire

Nous devons par ailleurs renforcer nos compétences de prévision et de planification d’achats des matériels, afin que nos fournisseurs puissent adapter le capacitaire. Je vous donne un exemple : le nombre d’achats de certains matériaux et produits, comme les transformateurs, a explosé, passant du simple au double. Nous en achetions 6 000 en moyenne il y a quelques années encore et nous en avons acheté près de 13 000 en 2022. La croissance soutenue des EnR nous a conduit à réajuster le besoin aux alentours de 20 000 transformateurs par an. Le tissu industriel est mis au défi face à de telles volumétries et nous travaillons en lien avec lui afin d’adapter le capacitaire pour faire face aux enjeux de croissance : construction de nouvelles lignes de productions, émergence de nouveaux fournisseurs …

Pour financer ses 96 milliards d’euros d’investissements, Enedis devra aussi trouver des modèles de financement originaux et engager des négociations avec le régulateur. Vous dites chercher des pistes d’optimisation, en avez-vous déjà identifiées ?

Le régulateur attend de notre part un certain niveau de productivité. Et c’est bien normal, car, si je puis exposer les choses de façon caricaturale, une partie de notre productivité est rétrocédée dans le pouvoir d’achat de nos concitoyens. Cela pose l’enjeu social et sociétal auquel nous faisons face. La croissance, qui doit être financée, doit être soutenable financièrement. Pour ce faire, nous devons renforcer notre exigence de performance sur l’ensemble de la chaine de bout en bout : excellence opérationnelle, performance achats, …

Nos partenariats sont exigeants et doivent s’inscrire dans une obligation de résultat, dans le cadre de relations équilibrées

Le groupe doit en permanence actionner des leviers pour améliorer sa compétitivité. Et les Achats ont toute leur place dans cette action. Nous travaillons à développer des partenariats « de productivité » avec des acteurs industriels, comme je vous le disais, autour de contrats plus longs qui peuvent porter sur huit ans. Nos partenariats sont exigeants et doivent s’inscrire dans une obligation de résultat, dans le cadre de relations équilibrées. La direction des achats tient évidemment à entretenir des relations de qualité et équilibrées sur la durée avec ses prestataires et fournisseurs.

C’est une force dont vous faites preuve, qui s’est traduite il y a quelques années par l’obtention du label RFAR …

Effectivement. Nous sommes depuis 2019 labellisé RFAR le renouvellement pour trois ayant été entériné cette année. Cela récompense notre maîtrise, notre professionnalisme, notre maturité achats et notre contribution au bon développement des territoires. J’estime que notre politique achats responsables est mature. Nous veillons à entrainer la filière en fixant dans nos contrats des indicateurs de mieux disance RSE. C’est une première étape mais nous pouvons et devons allés plus loin encore.

La RSE, dans un contexte de réchauffement climatique, n’est plus un choix ou un objet de communication

Nous devons affiner encore nos orientations RSE par segments d’achats et requestionner notre manière d’embarquer nos parties prenantes, fournisseurs et prestataires, à travers des cibles quantifiées, ambitieuses, en cohérence avec les objectifs d’Enedis. La RSE, dans un contexte de réchauffement climatique, n’est plus un choix ou un objet de communication. Elle prend toute sa place et doit irriguer notre action et celle de nos parties prenantes, fournisseurs de matériel et prestataires de travaux. Nous avons commencé à approfondir en lien avec les organisations professionnelles et la filière, les orientations à prendre en commun afin de contribuer à limiter l’impact carbone de nos activités, dans une approche de circularité : écodesign, réparabilité, durabilité, analyse cycle de vie, réemploi des terres, consommation responsable …

Enedis est et doit demeurer une référence en la matière. L’entreprise doit prendre et assumer son rôle de leader sur la filière, afin que nous avancions ensemble sans perdre notre panel. Beaucoup d’acteurs ont conscience de l’urgence et se sont engagés sur le chemin de la décarbonation. Il n’y aura pas de marche arrière possible. Ceux qui n’auront pas fait d’effort en la matière seront sortis du jeu et à terme, les accès au financement seront plus difficiles. Il y a peu, lorsque j’étais encore directeur régional pour Enedis dans les Hauts-de-France, un chantier bas carbone a été conduit à Dunkerque pour le groupe. Il nous a permis de montrer que le réemploi des terres, l’utilisation d’engins alimentés par l’électricité, était envisageable. Nous avons démontré qu’il était possible de réduire de moitié l’empreinte carbone d’un chantier de ce type, tout en maîtrisant nos coûts.

Après une telle réussite, l’envie de multiplier les chantiers bas carbone est grande, d’autant que les opérations en ville pour accorder nos clients au réseau et pour le renouveler foisonnent. Mais cela ne se fera pas du jour au lendemain, d’autres expérimentations doivent encore êtres conduites. L’important est d’augmenter l’échantillon afin de mieux visualiser les coûts complets de ce type d’opération et les facteurs clés de succès, pour conduire des achats responsables. Cela nécessitera en lien avec les parties prenantes (CRE, DGEC, Associations professionnelles, élus, …) de créer les conditions règlementaires permettant d’accélérer sur le chemin du bas carbone.

Considérez-vous que les Achats soient bien positionnés au sein de l’entreprise pour l’aider à répondre à tous ses défis ?

La direction des achats occupe une place stratégique. Elle dispose d’une vision extrêmement large sur ce qui se fait dans l’entreprise. Elle travaille très en amont de chaque grand projet d’achat avec les prescripteurs afin de caler une stratégie d’achat optimale. La relation au sein d’un binôme acheteur prescripteur est cruciale. Les Achats assurent également un travail de proximité avec les instances de gouvernance d’Enedis afin de préparer les décisions d’engagement d’achats. 

Ces défis et ambitions modifient-ils les relations que vous entretenez avec vos prestataires et fournisseurs ?

Nous entretenons un dialogue continu avec nos fournisseurs les plus stratégiques et représentants des différentes filières, GIMELEC, SERCE, SNER, FNTP …. Nous leur avons partagé notre stratégie d’investissements à l’horizon 2040. Ils sont donc au fait de nos ambitions. Nous ne pourrons rien réussir sans eux. Les directions régionales multiplient de leur côté les opérations de communication au niveau local. L’accueil de notre stratégie par les opérateurs économiques, fournisseurs de matériels et prestataires de travaux notamment, laisse entrevoir de belles choses.

Beaucoup d’entre eux se sont manifestés pour travailler à nos côtés et veulent s’engager dans notre démarche. En leur offrant de la visibilité sur nos grands chantiers à venir, nous leur permettons de s’organiser en conséquence. Enedis est attractive et pour nos fournisseurs, j’observe que notre capacité à donner de la visibilité sur les volumes à engager sur le long terme, renforce cette attractivité. Elle renforce aussi leur fierté de contribuer dans le cadre de relations équilibrées à construire ensemble quelque chose de grand, au bénéfice de la France, des Françaises et des Français.