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La place de l’innovation aux achats stagne, mais au moins, elle ne recule pas


L’Observatoire des Achats et de l’Innovation a livré en ce début d’année ses résultats sur la place de l’innovation dans les Achats et l’implication des Achats dans des projets innovants. Si la tendance n’est pas des plus rassurantes, Romaric Servajean-Hilst, enseignant-chercheur à Kedge Business School, qui mène les travaux de l’Observatoire, s’efforce à trouver des points positifs ici et là. Il nous livre son analyse.

La place de l’innovation aux achats stagne, mais au moins, elle ne recule pas
La place de l’innovation aux achats stagne, mais au moins, elle ne recule pas

En matière de priorités « prioritaires », la réduction, ou du moins l’optimisation, des coûts continue d’être la principale source de préoccupation des directions achats. Comme l’indique la dernière édition de l’Observatoire des Achats et de l’Innovation de Kedge Business School, une large majorité (77 %) des départements achats reste en effet très largement orientée vers l’optimisation financière. Réduction des coûts, limitation des hausses et optimisation du cash constituent encore et toujours des tours de faveur. Et comme ce fut le cas l’année dernière également, le suivi des relations fournisseurs arrive en deuxième position sur le podium des priorités des Achats.

Plus que de se dire que la place dans l’innovation aux Achats n’augmente pas, il faut se féliciter de voir qu’elle ne recule pas

La compliance, qui, parmi les grandes priorités des Achats, était celle qui avait connu le bond le plus impressionnant (49 %) l’année dernière, vient fermer le podium et se maintient comme l’une des principales sources d’animation du quotidien des services achats. La gestion des risques de rupture des chaînes d’approvisionnement continue d’être un sujet de premier plan pour les Achats, qui en font leur quatrième priorité (46 %). Et l’innovation et l’anticipation dans tout cela ? Entendues au sens large (innovation, RSE, veille marché et veille technologique…), elles restent encore assez marginales. À peine plus d’un cinquième (20 à 25 %) des fonctions achats auditées ont un département dédié à l’innovation. Mais plutôt que de voir le verre à moitié vide, Romaric Servajean-Hilst, enseignant-chercheur à Kedge Business School et directeur académique des programmes executive en Achats et Innovation, préfère voir le verre à moitié plein. Pour ce dernier, le rapport de la fonction à cette notion n’est pas totalement contrarié et quelques signes encourageants existent.

Quel est le rôle des cellules achats dédiées à l’innovation :

Généralement, une fonction Achats dédiées aux projets d’innovation a soit pour mission :

- d’acheter les prestations intellectuelles dédiées à la R&D, dont des prestataires accompagnant sur les nouvelles méthodes de travail ;

- d’accompagner des projets innovants, en s’adressant à tout type de fournisseurs, start-ups, PME innovantes ou laboratoires de recherche pouvant contribuer à l’innovation ; celles-ci sont le plus souvent tournés vers l’identification de nouvelles sources et de nouvelles solutions ;

- ou alors a elle est tournée vers la transformation et/ou la digitalisation de la fonction elle-même.

« Plus que de se dire que la place dans l’innovation aux Achats n’augmente pas, il faut se féliciter de voir qu’elle ne recule pas. Pourtant, beaucoup des priorités des Achats, que l’on pourrait qualifier d’habituelles, qui restent haut et qui le resteront sans doute, se sont diluées. Les cinq principale priorités des Achats occupent 80 % du temps de travail des équipes. De fait, il y avait un vrai risque de voir l’innovation aux Achats faiblir », explique Romaric Servajean-Hilst. Autre bonne nouvelle selon ce dernier, lorsqu’ils sont sollicités, les services achats interviennent pour plus de la moitié (62 %) dès la phase initiale. Un chiffre qui se maintient peu ou prou depuis la naissance de l’Observatoire il y a cinq ans, et qui demeure donc assez élevé d’une année sur l’autre.

Achats & Innovation : un oxymoron ?

Romaric Servajean-Hilst - © D.R.
Romaric Servajean-Hilst - © D.R.

Dans l’ensemble, la place de l’innovation dans les Achats n’est pas une question de secteur d’activité, ni même d’achats directs ou indirects, et encore moins d’appartenance à une entreprise plus qu’une autre. Si la fonction achats est (encore trop) éloignée de l’innovation, c’est aussi et avant tout en raison d’un manque de moyens. Comme souvent dans ses rendus depuis cinq ans, l’Observatoire des Achats et de l’Innovation pointe le manque de ressource-hommes et le manque de ressources-temps. Ces manques constituent encore et toujours un frein structurel pour les Achats. Néanmoins, certains leviers à employer en interne par les acheteurs ne le sont pas assez et pourraient changer un peu la donne. « Une attitude proactive de la part des acheteurs et des directeurs Achats en interne mais aussi vis-à-vis des fournisseurs, apparaît comme le premier levier à activer », indique l’Observatoire.

La sortie du marasme des affaires imputables à la pandémie de Covid aurait pourtant pu faire espérer un rebond de l’innovation dans les priorités Achats. Mais il n’en est rien, du moins, pour l’instant. « Les Achats doivent être plus proactifs concernant l’innovation. Mais je persiste à penser que c’est un “exploit“ de voir que le sujet se maintient au même niveau ces dernières années », persiste Romaric Servajean-Hilst. Derrière tout cela se pose aussi la question de savoir si la fonction achats possède “l’ADN innovation“. Rien n’est moins sûr. Si elle a bien sûr son mot à dire en matière d’innovation et des cartes à faire valoir, la fonction achats ne parvient pas encore vraiment à se positionner de façon suffisamment importante sur le sujet. « Il y a une question de légitimation de l’action de la fonction achats sur l’innovation et ce peu importe le secteur d’activité. Pourtant, dans les faits, en tant que fonction tournée vers l’extérieur, elle est l’une des mieux placées pour nouer des relations qui doivent amener l’innovation », soutient Romaric Servajean-Hilst, avant d’ajouter.

« La focalisation des équipes achats sur l’innovation et ce qui pourrait apporter de la valeur, pour l’entreprise ou pour la fonction elle-même, n’est pas assez forte. Il existe aussi un modèle mental qui fait sentir les acheteurs moins bons techniciens que les experts techniques que sont leurs prescripteurs. Or, il faudrait que les acheteurs assument tout simplement qu’ils sont avant tout spécialistes des Achats. Et cela n’a rien de honteux et ne les empêchera pas de dénicher des innovations. Un bon achat s’effectue de toutes les manières toujours en binôme. Et les Achats sont en mesure d’accompagner la recherche d’innovation et peuvent apporter leur lot de créativité sur bon nombre de sujets, notamment les processus », défend Romaric Servajean-Hilst.

La RSE et l’IA, des éléments pas suffisamment exploités pour innover

Il y a vraisemblablement une grande différence entre les annonces qui sont faites et la réalité du terrain

À l’instar de l’innovation, la RSE, faisant l’objet pourtant de beaucoup d’effets d’annonce, ne représente qu’un infime temps dans le quotidien des achats. Elle est surtout moins importante qu’auparavant dans leur niveau de priorité. « Le développement durable est pourtant une source considérable d’innovations et de création de valeur. Les entreprises et, comme ici, les directeurs achats le crient souvent haut et fort. Mais lorsque nous les interrogeons, peu sont capables de dire en quoi », soupire et rappelle Romaric Servajean-Hilst, qui note toutefois que les Achats « passent toujours autant de temps sur la RSE quand bien même elle constitue une moins grande priorité désormais ». Au demeurant, si les acheteurs n’accordent pas davantage de temps au sujet de l’innovation et à la RSE donc, c’est peut-être aussi parce qu’on ne leur laisse pas vraiment de temps à y accorder. Et c’est bien là le problème. Comment les acheteurs peuvent-ils bien faire valoir leur aptitude à influer sur les décisions du schéma industriel de leur entreprise et à ouvrir le champ des possibles en interne quand leur organisation, elle-même, ne se positionne pas clairement en matière d’innovation ? « Il y a vraisemblablement une grande différence entre les annonces qui sont faites et la réalité du terrain », confirme Romaric Servajean-Hilst.

En somme, la culture d’entreprise peut constituer un autre frein majeur. Innover et se positionner sur des projets innovants peut alors apparaître comme extrêmement difficile. L’IA générative est l’une des principales illustrations de cette observation (et de l’Observatoire). Pas moins de 53 % des acheteurs déclarent les utiliser, qu’elles soient fournies par leur entreprise (33 %) ou non autorisées (32 %). Mais qu’elles soient ou non autorisées, les IA font pour le moment l’objet d’un usage (extrêmement) limité. Pourtant, avec la démocratisation de l’IA générative et son utilisation au quotidien par les acheteurs de différentes générations, les nouveaux usages auraient pu être plus disruptifs. Mais là aussi, il n’en est rien. « C’est un aujourd’hui un assistant, un facilitateur du quotidien. Il n’est pas vu comme source d’innovation ou d’amélioration des processus internes. Pour l’instant, la conscience collective n’en fait pas un outil qui permettra d’aller chercher de l’innovation. Son usage se limite avant tout à la recherche d’informations, à la structuration d’idées, à la rédaction de mails ou encore à la définition de formules Excel », énumère Romaric Servajean-Hilst. Comment changer la donne et faire des Achats une fonction qui compte véritablement dans l’innovation ? En changeant les mentalités, nous dit Romaric Servajean-Hilst. Et c’est là que l’enseignement doit jouer son rôle et élever les consciences, affirme-t-il, pour conclure.