La place de l’innovation dans les Achats progresse, tout doucement
Par Mehdi Arhab | Le | Direction ha
Le rôle joué par les Achats dans des projets d’entreprise innovants est un peu plus important qu’il ne l’était il y a quatre ans. Toutefois, la place de l’innovation n’occupe pas encore une place extrêmement importante dans l’agenda des acheteurs comme le démontre la dernière édition de l’Observatoire des Achats et de l’innovation de Kedge Business School.
La réduction, ou du moins l’optimisation, des coûts et le suivi de la relation fournisseurs continuent d’animer le quotidien des directions achats. La gestion des risques de rupture des chaînes d’approvisionnement, autre sujet majeur, arrive juste derrière, complétant le podium des priorités prioritaires des directions achats françaises. Ces enjeux restent effectivement bien ancrés cette année encore dans la tête des Achats, et ce quand bien même l’optimisation des coûts perd quelque peu en importance. Face à ces fondamentaux, le sujet de l’innovation ne pèse encore que très peu. Toutefois, les motifs d’espoir sont nombreux, la progression, elle, est réelle, mais pas non plus fantastique. « Le sujet progresse, réellement, doucement mais sûrement. Les avancées sont visibles depuis quatre ans désormais, bien qu’elles ne fassent leur chemin que petit à petit », explique Romaric Servajean-Hilst, enseignant-chercheur à Kedge Business School et directeur académique des programmes executive en Achats et Innovation.
Méthodologie de l’enquête :
L’Observatoire 2023 fonde son analyse sur les réponses de 214 départements Achats en France. Les entreprises représentées sont des PME (7 %), des ETI (3 %), des grands groupes (89 %) - et aussi quelques start-ups (1 %).
En effet, selon les données de l’Observatoire, la participation des départements Achats - pour celles qui comptent l’objet parmi leurs cinq priorités - à la stratégie d’innovation de l’entreprise est ainsi passée de 16 % priorités en 2020 à 29 % en 2023. Une lente progression en quatre ans certes (+ 13 points), qui augure, comme indiqué ci-dessus, de belles choses. D’ailleurs, dans le même sens, l’Observatoire recense davantage de directions achats qui mettent en œuvre des politiques d’achats durables/responsables (40 % en 2023 vs 25 % en 2020).
Un temps moyen consacré à l’innovation par les Achats étonnement bas
Toutefois, en matière de progression, la compliance est, parmi les grandes priorités des Achats, celle qui a connu le bond le plus impressionnant (49 %). Un boom qui n’a finalement rien d’étonnant au regard des différents dispositifs règlementaires qui pointent le bout de leur nez. « La pression normative s’accentue très fortement ces dernières années et, forcément, cela laisse un peu moins de place aux sujets liés à l’innovation », expose Romaric Servajean-Hilst. Et les résultats, sur la RSE et l’innovation, doivent être d’ailleurs remis en perspective. Le temps moyen consacré à ces sujets reste en effet très faible.
In fine, les acheteurs passent autant de temps à faire de l’administratif qu’à travailler sur des sujets RSE
Les actions relatives au développement durable n’occupent qu’à peine 5 % de l’emploi du temps des acheteurs et seulement 6 % du panel y consacrent plus de 60 % de leur temps. Ils ne sont que 12 % à y consacrer 20 % à 40 % de leur temps de travail. La place de l’innovation, elle, est encore bien plus faible, puisque les actions relatives au sujet ne prennent en moyenne que 3 % du temps des acheteurs. À titre de comparaison, le respect de la réglementation occupe environ 8 % du temps en moyenne des acheteurs. « In fine, les acheteurs passent autant de temps à faire de l’administratif qu’à travailler sur des sujets RSE », regrette Romaric Servajean-Hilst. L’innovation, entendue au sens large (innovation, RSE, veille marché et veille technologique…) est donc encore assez marginale. D’ailleurs, les fonctions Achats dédiées à l’Innovation en France sont présentes dans à peine 20 % à 25 % des organisations.
Un positionnement à retravailler
L’implication de la fonction dans des projets innovants est donc - encore - loin d’être systématique. Et cela, pour plusieurs (mauvaises) raisons. Pourtant, lorsqu’ils sont impliqués dans l’innovation collaborative de leur organisation, les Achats ne manquent pas de talent pour se faire remarquer. L’Observatoire indique qu’ils le sont « de manière qualitative », pour 62 % d’entre elles dès le début du projet.
Les directions achats ont donc véritablement un rôle à jouer. Si une chance leur est accordée, il est, pour Romaric Servajean-Hilst, évident qu’elles pourront démontrer tout leur intérêt à être incluses dans ces démarches. Et plus tôt elles sont engagées, plus elles peuvent démontrer leur finesse et peser, en aidant notamment les prescripteurs dans le choix de partenaires innovants. Avec un point clé : ce rôle doit bien entendu dépasser largement le seul cadre de la gestion administrative des tiers amont. C’est comme cela que l’entreprise (et ses acheteurs) pourra raisonner en coûts complets et coûts évités, car un travail au préalable aura été effectué sur la définition du besoin et le cahier des charges notamment. Mais, malheureusement, tout n’est pas aussi simple.
Beaucoup de groupes perçoivent les acheteurs encore comme de simples cost killers. Or, les professionnels des achats choisissent aussi ce métier pour la diversité des missions qui doit être les leur
Dans beaucoup d’entreprise, le rôle des achats dans l’innovation n’a rien d’évident. « Au sein des entreprises, il y a une mauvaise compréhension du rôle des Achats. Et finalement, beaucoup de groupes perçoivent les acheteurs encore comme de simples cost killers. Or, les professionnels des achats choisissent aussi ce métier pour la diversité des missions qui doit être les leur », plaide Romaric Servajean-Hilst. « Le positionnement de la fonction n’est pas toujours le bon. Mais la vision des acheteurs vis-à-vis de leur propre fonction n’aide pas toujours. Ils rencontrent des difficultés à s’emparer des sujets et à adopter une attitude proactive. Les Achats doivent présenter leur apport stratégique dans la gestion de la relation sur le long terme », poursuit-il.
Innover et se positionner sur des projets innovants restent extrêmement difficiles. Mais lorsque l’entreprise et, de fait, les Achats sont éloignés du sujet, c’est alors mission impossible
En outre, lorsqu’ils sont intéressés par le sujet de l’innovation, comment les acheteurs peuvent-ils bien faire valoir leur aptitude à influer sur les décisions du schéma industriel de leur entreprise et à ouvrir le champ des possibles quand leur organisation, elle-même, ne souhaite pas se positionner en matière d’innovation … Bien difficile de se mettre en ordre de marche dans ce cas précis. « La culture d’entreprise peut constituer un véritable frein. Innover et se positionner sur des projets innovants restent extrêmement difficiles, rappelle Romaric Servajean-Hilst. Mais lorsque l’entreprise et, de fait, les Achats sont éloignés du sujet, c’est alors mission impossible ».
Et s’ils le sont, éloignés, c’est aussi par manque de moyens. En effet, comme l’an dernier d’ailleurs, le manque de ressource-hommes et le manque de ressources-temps est pointé du doigt par l’Observatoire des Achats et de l’Innovation comme un frein de premier ordre, un frein structurel. En somme, les acheteurs n’ont pas davantage de temps à accorder au sujet et on ne leur laisse pas le temps de s’y intéresser. Et c’est bien là le problème. Mais les outils digitaux et l’avènement de l’IA pourraient bien changer la donne et aider les acheteurs à se concentrer davantage sur le sujet innovation. « Ils leur feront gagner beaucoup de temps pour réfléchir et pour échanger avec leurs clients internes et fournisseurs. Toutefois, si cela accélère la créativité, cela ne rend pas créatifs. Les bons iront plus vite, mais les plus mauvais aussi », prévient Romaric Servajean-Hilst.