E-Futura : « le gouvernement contourne le privé sur une offre de service déjà existante »
Par Mehdi Arhab | Le | Dématérialisation
Jean-Pierre La Hausse de Lalouvière, président de l’association professionnelle E-Futura, qui accompagne et regroupe les acteurs autour de la transition numérique et de ses usages, s’inquiète d’une potentielle offre gratuite de service du gouvernement concernant l’archivage des factures électroniques.
Il est envisagé par l’A.I.F.E. et la D.G.F.I.P. que l’archivage des factures électroniques puisse être gratuit pour les entreprises qui choisiront l’accès direct à la plateforme publique qui sera mise en place. Que pensez-vous de cette possible offre de service ?
Nous avons été consultés à de nombreuses reprises, comme un certain nombre d’associations, sur l’évolution des normes dans le cas de la mise en place de la facturation électronique. Nous avons d’ailleurs un groupe de travail à ce sujet. La facture électronique va être généralisée prochainement par le gouvernement, qui a pour objectif de lutter contre la fraude fiscale, ce qui est tout à fait compréhensible et louable.
À mon sens, le gouvernement pourrait rendre ce service gratuit afin de faire passer la pilule auprès des entreprises
Néanmoins, des questions se posent et nous avons souligné divers problèmes, comme celui de rendre gratuit un service d’archivage des factures, fourni pourtant aujourd’hui par des sociétés privées, dont certaines sont nos adhérentes. À mon sens, le gouvernement pourrait rendre ce service gratuit afin de faire passer la pilule auprès des entreprises, pour qui la généralisation de la facturation électronique est contraignante et difficile à supporter, d’autant plus dans ces délais.
Quelles sont les échéances à venir et comment cette possible offre se matérialisera-t-elle ?
À compter du 1er juillet 2024, les grandes entreprises auront obligation de passer par un système centralisé, l’équivalent de Chorus, appelé Chorus Pro qui sera mis en place prochainement ; suivront ensuite les ETI le 1er janvier 2025 et enfin les PME et TPE en début d’année 2026. Les entreprises qui facturent les établissements du secteur public ont déjà l’obligation de transmettre leurs factures via la plateforme en ligne Chorus.
À la manière de cette plateforme pour les administrations, le gouvernement va établir une base de données centralisée dans laquelle toutes les entreprises devront intégrer l’ensemble des informations concernant leurs factures et ce qui les entourent. Cela constituera une obligation. Plusieurs manières de verser les factures seront présentées aux entreprises : à la main, comme cela se fait par exemple aujourd’hui par de petites sociétés qui réalisent des factures à des administrations en passant par Chorus, en y intégrant les informations ; ou alors par une API, une interface de programmation applicative que le gouvernement fournira aux sociétés afin qu’elles puissent verser automatiquement les factures dans leur système. De leur côté, des experts-comptables et autres structures spécialisées proposeront des services à leurs clients pour organiser ces versements, tout cela générant des investissements importants pour ces acteurs. Or, ce qui est dérangeant, c’est que le gouvernement, souhaitant compenser tout ceci, pense à introduire des services d’archivage gratuits des factures pendant dix ans pour, théoriquement, les entreprises qui feraient des versements directs.
Vous semblez pointer l’absence de clarté des autorités publiques. Quelles entreprises seraient concernées par cette mesure ?
Il est difficile de le dire pour le moment, nous ne le savons pas en réalité. Les annonces ne sont en effet pas claires et la volonté de la puissance publique paraît bien floue. Tout cela n’est pas spécialement compréhensible et il est difficile aujourd’hui de savoir qui sera touché par une telle mesure.
Nous considérons que le gouvernement froisse quelque peu les attributs du privé, qui propose déjà des offres de service et qui a investi en conséquence
Quelle en sera sa limite au demeurant ? La porte est ouverte à toutes les possibilités. Au-delà de tout cela, nous considérons que le gouvernement froisse quelque peu les attributs du privé, qui propose déjà des offres de service et qui a investi en conséquence dans ce domaine. Il me semble que ce n’est pas le rôle du gouvernement que de proposer une telle chose ; non pas de présenter une offre de service concernant la facture électronique, mais bien de faire la gratuité d’un service proposé par le privé. Le gouvernement contourne le privé sur une offre de service déjà existante.
Qu’est-ce que cela pourrait engendrer pour les professionnels français de l’archivage électronique ?
Le manque de clarté et cette offre contre laquelle il pourrait être difficile de lutter sont de véritables dangers pour le secteur
Le manque de clarté et cette offre contre laquelle il pourrait être difficile de lutter sont de véritables dangers pour le secteur. Au risque de me répéter, pour archiver des documents électroniques dans une base de données certifiée aujourd’hui, cela nécessite de nombreux investissements. Un acteur possédant un système d’archivage électronique certifié, qui permet aux yeux de la loi de dire que les documents versés dans le système correspondent à l’original, suit une norme, une certification. Lorsqu’un document est versé dans un système d’archivage, une signature électronique y est intégrée.
Le document est ensuite incorporé dans une blockchain et est classé dans deux réseaux donnés séparés pour des questions de sécurité. Puis, d’un coup d’un seul, il est annoncé qu’un certain nombre d’acteurs pourrait bénéficier de l’archive gratuite. Mais qui seront ces acteurs encore une fois, quelle sera la limite de cette offre ? Quels seront les paramètres de sécurité proposés ? Des normes européennes en la matière, comme eiDAS, qui permettent de proposer des services à tous les acteurs européens, sont mises en place : quid de leur suivi par la D.G.F.I.P ? Leurs contraintes vont-elles être respectées par le gouvernement ou alors, seules les entreprises privées y seront soumises, auquel cas cela poserait un nouveau problème majeur.
Pensez-vous que l’A.I.F.E. et la D.G.F.I.P. soient légitimes à promouvoir ceci ?
eiDAS est un règlement qui crée une identité européenne unique et des services de confiance transfrontaliers, dont l’archivage électronique qualifié. Il approfondit le cadre juridique destiné à garantir un archivage fiable et sécurisé. Nous comprenons le souhait du gouvernement d’aller vite sur le sujet. Le gouvernement est légitime pour proposer un nouveau système de facturation, cela se produisant déjà au niveau européen. Et il est important de lutter contre la fraude à la TVA, qui est un vrai fléau. Mais cela ne doit pas se faire aux dépens des activités du secteur privé. Pour nous, il est absolument incompréhensible que le gouvernement puisse proposer des services gratuits de ce type. À mon sens, les pouvoirs publics n’ont pas vu la portée de la généralisation de la facture électronique, qui reste extrêmement difficile à instaurer.
Quelles actions avez-vous engagées ?
Nous comptons une centaine d’adhérents en direct, qui représentent des dizaine, voire des centaines d’entreprises. Tous ne sont bien entendu pas concernés, car ne proposant pas des services d’archivage. Nous avons sollicité l’avis de notre avocat et avons alerté en février le gouvernement, avec deux courriers adressés à Jérôme Fournel de la direction générale des finances publiques et à Olivier Dussop, alors ministre délégué chargé des comptes publics.
Les conditions d’exploitation envisagée par l’État de cette plateforme apparaissent comme illégales au regard du droit
Les conditions d’exploitation envisagée par l’État de cette plateforme apparaissent comme illégales au regard du droit. Le principe de la liberté de commerce est entravé, alors qu’il implique que les autorités publiques ne puissent-elles même prendre en charge une activité économique sans justifier d’un intérêt public. Pour autant, notre taille ne nous permet pas de se battre contre le gouvernement et là n’est pas notre volonté, notre rôle n’est pas celui-là. Nous tirons simplement la sonnette d’alarme sur le sujet, expliquant notre position et exposant nos inquiétudes. Nous avons eu une réunion avec le responsable de la D.G.F.I.P. lors de laquelle chacun campait sur ses positions. Il ne semble pas voir l’incidence d’un tel acte, sa problématique étant de calmer la frénésie. De notre côté, nous allons continuer à participer aux réunions qui sont proposées à un certain nombre d’acteurs sur le marché. Malheureusement, tout le monde ne se préoccupe pas de cette problématique.